LA MORALE DU SUPERMINIMUM/ Nicolas Nauze

Un impératif  paradoxal
    Le néologisme superminimum peut s’entendre en deux sens distincts mais finalement complémentaires. Le premier, le plus simple et littéral, définit le superminimum comme la recherche de l’économie maximale, l’application d’une stricte et avaricieuse logique comptable, quel que soit d'ailleurs le domaine visé.
    On peut aussi entendre le mot de manière plus élaborée et interpréter l’association du préfixe « super » avec le substantif « minimum » comme une sorte d'oxymore. Le minimum serait alors, par lui-même, super (c’est-à-dire supérieur), l'appauvrissement consenti engendrant paradoxalement une forme de richesse. En somme, le vocable condense l'équation improbable énoncée par Mies van der Rohe : « Less is more ».
    C’est uniquement en ce sens, qui postule le caractère éminemment positif du minimum, que le superminimum apparaît comme un principe fécond. Sinon pourquoi lutter contre nos inclinations (le goût du superflu, du somptuaire, de la débauche ostentatoire) et s’infliger sans raison aucune une forme très contraignante d’ascèse ?
Le superminimum se place donc sur le terrain de la morale (ou de l'éthique, comme on voudra), dont il constitue un des impératifs. Et c’est au nom d’un principe supérieur (un idéal) que l’on requiert sa mise en œuvre car, sans ce précepte transcendant, l'aspiration au minimum ne peut se justifier ni avoir de sens.
    De fait, l’impératif moral du superminimum fait écho à une tendance rigoriste fortement ancrée dans l’éthos occidental, tendance qu’il est possible de repérer dans les champs les plus variés. N'est-elle pas à la source d'une forme d’idéal ascétique qu'ont partagé certains philosophes de l'Antiquité et nombre de chrétiens, anachorètes ou moines ? Ne la retrouve-t-on pas aussi au cœur de notre pensée politique qui a longtemps exalté la frugalité spartiate ou l'austérité romaine comme des vertus cardinales ? Cette même logique est en tout cas à l'œuvre dans la rigueur des édifices cisterciens dont le dépouillement est le reflet d’une spiritualité empreinte d’« humilitas ». Le style même d’un Racine, dont on a tant célébré la « retenue » et « l’équanimité », est un parfait modèle de cette aspiration à la simplicité.  « Le barbare, notait Vossler, n’y trouvera que pauvreté et ennui, l’homme cultivé de la noblesse ».

Du simple, du minimum, du minimal, du supermiminum
    L’histoire de l’architecture européenne offre de multiples actualisations de cette maxime. Dans un essai décampant, David Watkin a relevé la prégnance du discours moral dans la pensée architecturale du XIXe et XXe siècles. Il est néanmoins possible, sans remonter très loin, d’en trouver des traces dans la période immédiatement antérieure. Le thème rebattu de la « noble simplicité », qui émaille le discours des architectes des XVIIe et XVIIIe siècles, en fournit une expression marquante : l'économie de moyens artistiques et la proscription de l'inutile s'autorisent ici de l’imitation des Anciens autant que de la « belle nature ». En 1753, l’Abbé Laugier résume très clairement l’esprit de cette doctrine : « On m’objectera peut-être encore que je réduis l'Architecture presqu'à rien; puis qu'à la réserve des colonnes, des entablemens, des frontons, des portes & des fenêtres, je retranche à peu près tout le reste. Il est vrai que j'ôte à l'Architecture bien du superflu; que je la dépouille de quantité de colifichets qui faisoient sa plus ordinaire parure; que je ne lui laisse que son naturel & sa simplicité ».
    A la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles, la jeune et encore ambiguë notion d'économie s’impose, sous la plume de J.-N.-L. Durand, comme un principe majeur : « en architecture, l’économie, loin d'être [...] un obstacle à la beauté, en est au contraire la source la plus profonde ». Simplicité, économie, les deux préceptes fondent cet « l’enrichissement dans l’appauvrissement » (Werner Szambien) qui constitue, en quelque sorte, la pierre de touche du goût classique.
    C'est le mouvement moderne qui, dans l’entre-deux-guerres, a donné la version la plus radicale de cette irruption de la contrainte économique et de ses implications morales et politiques. Pour répondre à la question sociale de « l’habitat du plus grand nombre », c’est-à-dire du logement de masse, les Gropius, Le Corbusier, Mies van der Rohe, Hannes Meyer, etc. ont cherché à industrialiser la production architecturale. Dans cette perspective, la recherche de l’optimum et du rendement, le culte du standard, l'établissement de grilles et de diagrammes à partir de la définition de besoins-types universels ont participé d'une approche scientifique du projet architectural qui excluait toute préoccupation artistique autonome et visait à l’efficience maximale. Symptôme majeur, le minimum devint alors un mot d'ordre explicite : « die Wohnung für das Existenzminimum » fut le thème choisi pour la seconde édition des Congrès Internationaux d’Architecture Moderne qui eut lieu à Francfort en 1929. Le Corbusier, assisté de Charlotte Perriand, publia en 1931 un projet « minimum »  intitulé « L’élément biologique : cellule de 14 m2 par habitant »… Toutefois le fonctionnalisme, tel qu’il s’est lui-même nommé, n'a jamais justifié cette quête du minimum par les seules contraintes économiques. Bien au contraire, le « purisme » architectural, qui a en partie résulté de la nécessité de maîtriser les dépenses, constituait surtout le signe et la condition même de la régénération morale et sociale de l'homme moderne. Certes la « conception nouvelle de l'architecture » se devait de satisfaire les besoins matériels des masses laborieuses mais elle ambitionnait avant tout de combler les « exigences sentimentales et spirituelles de la vie présente » (La Charte d'Athènes).
    Plus récemment encore, la thématique a connu une actualité renouvelée avec les courants minimalistes qui ont émergé dans les années 70, en réponse notamment aux égarements « post-modernes ». Depuis, le sentiment d’un état de crise généralisée (crise tour à tour économique, sociale, démocratique, écologique…) a conféré à cette tendance « minimale » une portée nouvelle et a favorisé l’émergence d’une architecture d'esprit malthusien. Comme l’a résumé François Roche, dans une déclinaison de la formule de Mies, la nécessité est désormais de « faire avec, pour en faire moins ». En un mot, nous sommes entrés dans l’ère du superminimum. Celui-ci possède bien évidemment une géométrie variable, oscillant entre la logique humanitaire (voir les logements d’urgence conçus par Shigeru Ban et utilisés à Kobe, Japon, 1994 ou à Kaynasli, Turquie, 2000) et l’engagement social (voir l’œuvre de A. Lacaton et J.-Ph.Vassal, qui optimisent tous les paramètres de la construction dans le but de servir le bien-être des habitants), sans oublier les préoccupations écologiques (dont Buckminster Fuller avait, en son temps et avec des accents messianiques, montré l’importance centrale).
Dans notre contexte actuel de crise suraiguë, le superminimum semble promis à un certain avenir, si ce n’est en tant que formule, du moins en tant que principe d’action.

L'échec comme horizon ?   
Si toutes ces démarches attestent du succès de l’éthique du minimum auprès des architectes, le bilan de son application est plus mitigé. La simplicité à laquelle ont aspiré les classiques a toujours achoppé sur les exigences du décorum et les nécessités de la convenance. La quête fonctionnaliste de l’optimum et l’industrialisation qui lui est corrélative ont très tôt révélé leur caractère fantasmatique, et les grands ensembles conçus selon ces principes n’ont pas fonctionné, loin s’en faut, comme les « condensateurs sociaux » d’où devait naître un « homme nouveau ». Dans le domaine des arts appliqués, l’esthétique industrielle née du Bauhaus n’a guère touché « le plus grand nombre » et a souvent glissé vers une forme nouvelle d’élitisme. Pire encore, certains ont affirmé que la nudité fonctionnaliste ne recelait aucune des richesses annoncées. Dénonçant « la technicisation » à l’œuvre dans l’élaboration de notre cadre de vie, Adorno lui-même a pointé le « dépérissement de l’expérience acquise » qu’a constitué le fonctionnalisme et s’est employé à réhabiliter la notion abhorrée de « superflu ». Un constat identique a été partagé par Robert Venturi (qui l’a condensé de manière ironique et lapidaire dans son « More is not less, less is a bore ») ou par des artistes comme Andrea Zittel (série des Living Units, 1994). Dans bien des cas, le « moins » n’a généré que du « moins », du superminimum, pris dans la première acception du terme.
Quant à l’éthique minimaliste, si elle nous paraît moins idéologique et plus pragmatique que son aînée, elle est tout aussi sujette à dévoiement. Il n’est qu’à feuilleter les revues d’architecture pour constater à quel point le minimalisme peut dériver vers un formalisme cultivant une esthétique du vide qui, de surcroît, s'appuie sur une débauche somptuaire d’espaces et de matériaux.
Une architecture superminimale est-elle alors possible ? Quelles que soient ses motivations précises, le superminimum manifeste une exigence de cohérence et de responsabilité envers autrui. Cette exigence est particulièrement fragile car, comme toutes les considérations morales, elle est soumise à des interprétations contradictoires ainsi qu'à des éclipses à répétition. C’est sans doute cette difficulté à saisir et à appliquer les impératifs du minimum qui fait souvent paraître les réalisations concrètes comme imparfaites au regard des principes généreux qui les ont initiées. Le superminimum peut-il être autre chose qu'un horizon vers lequel tendre, une façon de « positiver » les contraintes?
Quelle morale à cette histoire ? Une forme de superminimum connaît un succès à grande échelle qui ne semble pas se démentir : celui mis en œuvre par les promoteurs de l’habitat pavillonnaire. Ces derniers livrent à leurs clients les moins fortunés du superminimum syndical, basé sur des standards médiocres, bien plus répétitifs et indigents que ceux des modernes. Mais le tout leur est vendu sous le jour publicitaire et flatteur d’un supermaximum : l’accès au home sweet home tant rêvé. La méthode est à méditer. A moins de trouver des clients capables d'adhérer ou, à tout le moins, de supporter les conséquences esthétiques d’un minimalisme droit dans ses bottes, il faut vraisemblablement accepter que le superminimimum avance masqué… Mais peut-il survivre à une telle duplicité ?
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