SUPERMINIMUM/ Florent Géraud

_abus de langage

La formule est parlante, et elle parle beaucoup. C’est d’abord du langage : un jeu de mots, une figure de rhétorique – un oxymore de superlatifs. Nulle place pour un et/ou ou un ni entre les termes qui d’ordinaire s’excluent. Plus qu’un rapprochement, plus qu’une confrontation (super vs minimum), il y a collusion des antonymes, fusion dont résulte un terme hybride qui a son efficace. À son comble, la surenchère de langage mène à la réduction du produit au signe. Cette logique du moindre moyen pour le maximum d’effets rejoint, d’une certaine manière, l’idéal rationaliste, et plus généralement les idéaux industriels et économiques les plus aboutis : consommation de signes, consommation sans produit, sans risque, réduite à son seul geste, qui se suffit à elle-même. L’opulence sans la réplétion, telle est la visée, excessive et parfaite, du primat de l’énoncé, de son exclusive. C’est cynique et paradoxal, mais on sait que l’opération qui consiste à motiver le geste de consommation (par essence lui aussi paradoxal : usage par la destruction) n’est pas à une contradiction près, au contraire. Protéiforme à un point tel que le produit, même s’il se dédit tout autant qu’il se dit, même cadavre ou désincarné, n’en demeure pas moins profitable. Ce primat de l’énoncé, du proféré, du sans appel, use de la capacité qu’a le langage à valoriser l’absence, et (ab)use de celle qu’il a à vanter même le nul, voire à « vendre du vent ». À cet égard, le Coca-Cola zero est exemplaire : promouvoir un produit vidé de sa substance (calories), un produit qui nie ce qui le caractérise (sucres). Seul subsiste la consommation du signe. Le produit n’est qu’anecdotique, qu’un prétexte, inoffensif(1). Ne reste qu’un goût, qu’un effluve, qu’un fantôme du produit(2), lequel devient son propre ersatz. D’un autre côté, on peut dire que le produit, par ce revirement, s’affirme d’autant plus qu’il surenchérie sur le sucre et l’artifice(3). Bref, le terme superminimum pointe, sans promouvoir ni dénoncer, la déviance dont peut se contenter (se satisfaire) une logique de consommation réduite à un langage clos, fini, qui n’attend rien de plus et rien de moins que pouvoir s’énoncer et se faire entendre.


_less is less – le design en veilleuse

Superminimum, est-ce à dire que le design en fait trop ? que parce qu’il est (aussi) une affaire de langage il participe des mêmes abus ? qu’il devrait savoir se taire un peu, ou parler moins fort ? Hal Foster, dans Design & crime(4), parle du règne du « sujet designant et designé », du design qui investit la moindre occasion, du produit jusqu’au sujet lui-même, et constate que « le design favorise l’avènement d’un circuit de production et de consommation en voie d’atteindre à la perfection, sans laisser beaucoup d’« espace de jeu » pour quoi que ce soit d’autre »(5). Cet espace de jeu6, cette marge de manœuvre suppose que le design ne designe pas tout, c’est-à-dire qu’il sache préserver de l’in(dé)fini, qu’il garantisse une certaine amplitude d’usage, qu’il accepte et ménage une part d’imprévu, de non-mesurable, de non-quantifiable – affect, alea, accident etc. Savoir rester en retrait et veiller à ce que cette distance puisse être investie selon une économie qui ne soit pas exclusivement monétaire. Parce qu’un autre travers est possible, un autre idéal tout aussi clos et éloquent que celui qui parle trop, précisons que superminimum renvoie à tout autre chose qu’à un « silence éloquent » (un effet de langage, une figure de style, même s’il y a indéniablement du performatif dans la formule) ; non pas un design moins-disant ou muet mais un design qui en dit moins, qui parle mieux, voire qui laisse parler. Il s’agit d’un moins qui reste moins, d’un moins non exclusif qui se garde de devenir un design moralisateur qui ferait ostensiblement vœu de silence et de pauvreté. Car alors nous serions une fois de plus en présence d’un design où la posture prime sur la position, où l’énoncé l’emporte sur l’énonciation.


_le détail qui tue

Le supérieur au plus petit n’est pas le normal, le résultat de l’opération superminimum n’est pas nul, ordinaire, ou extraordinairement médiocre. Alors, du point de vue du design, quelles formes prend la formule ? L’envisager comme détail, comme accessoire, n’est pas reléguer le design au rang d’ornement, mais plus exactement au rang de motif, c'est-à-dire un minimum qui appelle à un mouvement, un moindre avec lequel composer, un minima apte à servir un geste, une intention. Au mieux un instrument, à la limite une partition. Le bracelet au poignet de l’Olympia d’Édouard Manet [1863], ses boucles d’oreilles, sa fleur, ses mules où encore son ruban sont des détails, sans pour autant être superflus, superfétatoires. Ce dont elle est parée et avec quoi elle compose ne prend pas le pas sur sa nudité, ne la dissimule pas en l’habillant. Au contraire, ces éléments jouent comme des accents, ils accompagnent et disent, discrètement, ce que celle qui en use veut leur faire dire, selon une musique qui lui revient. Ils la caractérisent ; par et avec eux elle se distingue ; ils appellent à la rencontre, à la discussion, à un jeu d’adresses entre sujets, entre objets, entre sujets et objets.
Superminimum, c’est alors envisager le design comme un moins qui reste ouvert, un moins à même de ménager une marge de manœuvre, de définir un espace de possibles sans trop ni trop peu (s’)imposer. Un minimum à partir duquel même le maximum est envisageable.
Superminimum : le design comme une phrase laissée en suspens : ce sont les ailes du papillon, avant de battre et d’engendrer, peut-être…


florent géraud


1 « Chacun peut ainsi prendre soin de soi sans se priver des bonnes choses de la vie » Phrase extraite du site internet promotionnel du Coca-Cola zero.

2 « zéro sucres » sous-entend la substitution des sucres naturels simples (glucose, fructose et saccharose) par des édulcorants non calorigènes (aspartame et acésulfame-k).

3 l’acésulfame étant environ 200 fois plus sucré qu’un sucre naturel mais sans la moindre valeur calorique.

4 Hal Foster, Design & crime, 2002, trad. Christophe Jaquet, éditions Les prairies ordinaires, 2008, pp.27-41.

5 Idem, p.31.6 Terme Spielraum emprunté à Karl Kraus
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